Cet
article a été publié par "Les petites affiches " le 1er
septembre 2000 dans son numéro 175 pages ( 3 à 9)
La
cohabitation longue que nous traversons depuis plus de trois ans a
mis l’accent sur la fonction présidentielle. Pour certains, le
Président de la République serait réduit à un rôle de simple
résident
[1] . En bref le temps des inaugurations de chrysanthèmes serait
revenu. La vérité est différente. Le Président de la cohabitation
a certes moins de pouvoirs que le Président de la concordance des
majorités, mais il existe des points communs entre eux. Si la
fonction présidentielle est à « géométrie variable »
elle s’articule autour d’un noyau dur.
La
fonction présidentielle est double : il y a d’abord une
fonction institutionnelle que décrit l’article 5 de la
Constitution. Elle-même se décompose en trois facettes : le
gardien de la Constitution, l’arbitre du « fonctionnement
régulier des pouvoirs publics» enfin, « le garant de
l’indépendance nationale de l’intégrité du territoire et du
respect des traités».
Il
y a aussi une fonction politique qu’aucun texte ne lui
attribue explicitement mais que l’élection au suffrage universel
lui a assigné. Elu en effet par le peuple sur des orientations
politiques il « représente … l’application d’une
certaine politique » comme le disait Valéry Giscard d’Estaing.
Si
cette fonction politique correspond à un pouvoir partisan se
traduisant par le choix d’options politiques, la fonction
institutionnelle met en œuvre un pouvoir d’Etat qui se situe
au-dessus des choix politiques partisans. On passe ainsi
insensiblement du « président de tous les français» à
« l’élu de la moitié de la France contre l’autre »,
ou encore sur un autre plan de l’Etat au peuple ou enfin du
Chef de l’Etat au chef de l’Exécutif.
Ces
deux fonctions s’appuient l’une sur l’autre et se renforcent
mutuellement. Ainsi le fait d’être l’arbitre national donne-t-il
plus de poids « au bon choix » du Président de la
République. Mais bien sûr elles ne s’additionnent pleinement que
lorsque le Président dispose d’une majorité à l’Assemblée
Nationale, c’est à dire quand il y a concordance des majorités.
En période de cohabitation la situation est plus délicate.
i – une fonction d’abord institutionnelle
Le
Président a la responsabilité de l’Etat et de ses intérêts
supérieurs par opposition au Gouvernement qui prend en charge les
aspirations du peuple considéré comme une réalité sociologique et
politique. « Le chef de l’Etat assume une fonction
régulatrice et protectrice du jeu institutionnel, tandis que le
Gouvernement assure une mission créatrice et animatrice »
[2] Tels sont les fondements de cette conception. Elle sera
exprimée de manière plus précise par la Constitution qui en
détaille le contenu.
A – Ses fondements
Cette
conception institutionnelle de la fonction présidentielle ressort
des écrits et les discours du général de Gaulle, elle sera
formalisée par Georges Burdeau. Ses fondements ne sont pas seulement
historiques et théoriques, ils sont aussi juridiques, l’article 5
de la Constitution les rappelle en effet.
a)
Les fondements historiques
Dans
son discours de Bayeux le général de Gaulle a précisé ce
que devait être la fonction présidentielle. Sa conception s’appuie
sur la volonté de restaurer l’Etat qui selon lui s’est
progressivement délité sous les treize régimes qu’a connu la
France et particulièrement sous la IIIe République.
L’instabilité des régimes doublée d’une instabilité dans le
régime a eu raison de l’Etat. Mais de Gaulle réfute toute
tentation autoritaire. L’Etat fort qu’il appelle de ses vœux
doit être démocratique. Il doit donc s’appuyer sur le peuple,
mais par sur les partis politiques en effet, si la démocratie c’est
également le pluralisme des opinions qu’incarnent les partis
politiques, il ne faut pas pour autant que cet aspect l’emporte sur
la volonté du peuple en tant que corps unifié, en tant que Nation.
Pour
de Gaulle il y a donc deux plans : « celui de l’Etat ou
de la République qui s’adosse à la nation des citoyens, celui de
la démocratie qui exprime les exigences du peuple entendu comme
réalité sociologique »
[3] . Sur le premier plan, celui de l’Etat, c’est la
continuité, la permanence, bref l’Histoire qui importe. Sur le
second celui de la démocratie, c’est la diversité des opinions,
la rivalité des partis, la « propension gauloise aux divisions
et querelles »
[4] qui l’emporte. C’est pourquoi, il préconise
« qu’au-dessus des contingences politiques soit établi un
arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des
combinaisons »
[5] . Dans ce cadre, le Président de la République se voit
investi d’une mission tout à fait particulière : il a en
charge l’Etat ce qui le place au-dessus des pouvoirs exécutifs et
législatifs. Lorsque douze ans plus tard, ces idées seront mises en
œuvre et prendront forme dans la Constitution de la Ve
République, cette conception de la fonction présidentielle sera
établie sur des bases plus théoriques.
b)
Les fondements théoriques
Georges
Burdeau va dès 1959 se livrer à une analyse des nouvelles
institutions.
[6] Elle s’appuie sur une théorie qui est chère à l’auteur
et qu’il développera : celle du pouvoir d’Etat.
[7] La nouvelle Constitution se résume en une formule : «Un
souverain, deux pouvoirs». Il y a là de l’aveu même de l’éminent
auteur un paradoxe, voire une contradiction. Mais, elle peut être
dépassée dès lors que l’on admet avec lui que la notion de
peuple est double. D’un côté en effet il y a toujours selon
Georges Burdeau, « l’addition des individus qui forment sa
réalité sociologique » bref les « hommes situés» et
de l’autre il y a le peuple conçu comme une entité, la
« collectivité dans son unité »
[8] . En bref, on retrouve l’opposition, souvent reprochée au
général de Gaulle, des français et de la France. D’une certaine
manière on retrouve une autre distinction plus ancienne encore entre
le peuple de la souveraineté populaire chère à Rousseau et la
Nation de la souveraineté nationale chère à Sieyès. Les deux
notions : le peuple réel et le peuple sublimé se trouvent
sinon réconciliées du moins rassemblées. En effet et c’est le
sens de la formule « un souverain, deux pouvoirs » il n’y
a qu’un seul souverain, mais comme il peut être conçu de deux
manières il s’exprimera à travers deux pouvoirs distincts.
D’un
côté il y a le pouvoir d’Etat qui est remis entre les mains du
Président de la République et qui s’exprime sur un plan qui est
«celui des options irréversibles, celui où se décide l'avenir de
la collectivité. C'est le plan où tel le 18 juin, s'inscrivent les
dates fatidiques, celui où il ne s'agit plus de trouver des
solutions de compromis pour concilier au jour le jour des intérêts
contradictoires, mais de statuer durablement pour la nation entière.
Bref, c'est le plan où se situe l'Histoire et, dans l'Histoire, le
destin de la France »
[9] . L’autre pouvoir, partisan ou démocratique est exprimé
par le Parlement et le Gouvernement sur un plan où «les
intérêts s'affrontent ; classes et familles spirituelles font
entendre leurs exigences; les partis élaborent les programmes,
encadrent les forces, accusent les antagonismes, de telle sorte que,
sur les problèmes de l'heure, la volonté populaire puisse se
prononcer ».
Ces
deux pouvoirs ne sont cependant pas situés au même niveau. Le
pouvoir d’Etat est supérieur au pouvoir partisan en raison de
l’importance différente de leurs enjeux. Aussi le Président
de la République est-il au-dessus des partis, il est en quelque
sorte « apolitique». On n'est pas loin dans ces conditions du
fameux « pouvoir neutre » que Benjamin Constant
reconnaissait au chef de l’Etat [10]
c) Les fondements
juridiques
L’article
5 de la Constitution de 1958 est le premier dans l’histoire
constitutionnelle française à tracer avec une certaine précision
les contours de la fonction présidentielle. Il en donne le contenu -
ce que nous verrons plus loin - mais il en ébauche aussi le
fondement. On peut dire en effet que le Président de la République
y est défini comme le chef de l’Etat au sens propre du terme. Sa
fonction a donc pour fondement l’Etat. C’est si vrai que
l’article 5 précise qu’il « assure la continuité de
l’Etat »
Traditionnellement,
l’Etat est défini par ses trois éléments : le territoire,
la population et l’organisation politique. Or l’article 5 de la
Constitution énonce les responsabilités du Président par rapport à
chacun des ces trois éléments. Ainsi, est le « garant de
l’intégrité du territoire », mais aussi le
« garant de l’indépendance de la Nation», or qu’est
ce que la Nation sinon la population consciente de son identité et
la projetant dans l’avenir à partir d’une réflexion sur son
histoire. Le même article 5 ajoute que le Président « assure
le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ».
L’organisation politique qu’est l’Etat n’est rien d’autre
que l’ensemble des pouvoirs publics. Leur fonctionnement est régi
par la Constitution dont le même article nous dit que le Président
est le gardien dans la mesure où il « veille à son respect ».
Enfin le Président de la République est le « garant du
respect des traités» c’est à dire de la parole donnée au nom de
l’Etat sur la scène internationale aux autres Etats. Tout dans cet
article renvoie à l’Etat, à ses éléments constitutifs. Le
contenu de la fonction se dessine désormais avec une plus grande
précision.
B – Son contenu
La
Constitution et plus particulièrement son article 5, énonce de
manière assez explicite ce contenu. Il est triple puisque le
Président y est décrit comme un gardien de la Constitution, mais
aussi comme un arbitre national, enfin comme un garant de
l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire.
a) Le gardien de
la Constitution
« Le
Président de la République veille au respect de la Constitution »
c’est par cette phrase que débute l’article 5, c’est par cette
phrase que le Président est intronisé en tant que gardien de la
Constitution. Dans ce cadre, il peut saisir le Conseil
constitutionnel en vue de contrôler la constitutionalité des lois
(art 61.2) ou encore la constitutionalité des traités (art 54).
Force est de reconnaître que ces dispositions ont été assez peu
utilisées car elles font du Président un intercesseur et donc le
dépouille d’une certaine manière de la réalité de ses
prérogatives. Celles-ci résident surtout dans le pouvoir
d’interprétation de la Constitution. Ce pouvoir est bien réel, il
a une importance qui est loin d’être négligeable.
[11]
En
tant qu’interprète de la Constitution il peut apprécier la
régularité de telle ou telle action des autres pouvoirs publics
sous réserve bien sûr de l’intervention possible du Conseil
constitutionnel. Toutefois, ce dernier ne peut se prononcer que
sur la constitutionalité des lois et des traités ainsi que sur la
répartition des matières entre le Parlement et le
Gouvernement. Mais l’essentiel des prérogatives présidentielles
réside dans l’interprétation des ses propres pouvoirs. C’est
ainsi que les Présidents ont été amenés à élargir leurs propres
compétences. Que l’on pense à l’interprétation de l’article
11 par le général de Gaulle : il a estimé qu’il lui
permettait de réviser la Constitution sur cette base. Aucune autre
interprétation ne peut en droit positif être substituée à
celle-la sauf à déférer le Président devant la Haute Cour de
Justice ! Que l’on pense également à l’interprétation de
l’article 30. Le général de Gaulle en 1960 et François
Mitterrand en 1987 et 1993 ont estimé qu’ils n’étaient pas
obligés de convoquer le Parlement en session extraordinaire alors
que la demande leur en était faites par la majorité des députés
ou par le Premier ministre. « Alors il devient l’arbitre qui
précise les règles du jeu »
[12]
b) L’arbitre
La
tradition républicaine reconnaissait au Président de la
République une mission générale d’arbitrage. La Ve
République y recourt également, mais le général de Gaulle donne à
cette notion un contenu quelque peu différent.
[13] On a classiquement opposé l’arbitrage passif des régimes
précédents à l’arbitrage actif de la Ve
République, l’arbitre sportif au juge arbitre etc…En réalité,
l’arbitre que l’on avait connu jusque là exerçait une
magistrature d’influence, il était neutre et impartial, désormais,
il est au-dessus de la mêlée, il parle au nom des intérêts
supérieurs de la Nation et par conséquent il tranche de manière
souveraine. En bref, «il ne doit (plus) être un simple spectateur
de la vie politique. Il doit pouvoir décider, imprimer à la
politique de la Nation le sens de l’intérêt national qu’il
représente, en tranchant entre les différentes thèses et
positions.»
[14] On le voit, si l’arbitrage est réévalué dans sa
conception, il n’en reste pas moins limité par sa nature : le
Président ne peut pas prendre d’initiatives de plus l’arbitrage
est limité par son domaine.
Seuls
le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la
continuité de l’Etat sont assurés par l’arbitrage présidentiel
aux termes de l’article 5. Même en interprétant de manière large
la notion de pouvoirs publics ou celle de continuité de l’Etat il
ne peut être question de permettre au Président de la République
de jouer sur cette base un rôle trop important au quotidien. En
effet, le président-arbitre est celui qui en vertu de
l’article 9 « préside le Conseil des Ministres »
ainsi peut-il exercer « l’influence de la continuité dont
une nation ne se passe pas »
[15] , mais c’est aussi, celui qui en vertu de l’article 8
alinéa 1er
nomme le Premier ministre. De cette façon, il peut « accorder
l’intérêt général quant au choix des hommes, avec l’orientation
qui se dégage du Parlement »
[16]
Mais
l’arbitrage présidentiel s’exerce aussi par cette possibilité
de recourir à l’arbitrage populaire : «en invitant le pays à
faire connaître par des élections, sa décision souveraine »
[17] . On reconnaît le droit de dissolution que l’article
12 accorde au Président sans aucune condition. Toutefois ce recours
à l’arbitrage populaire peut prendre une autre forme :
celle du référendum. L’article 11 de la Constitution lui octroie
le droit exclusif de le décider. Tous les pouvoirs induits par
l’arbitrage sont des pouvoirs propres du Président de la
République c’est à dire des pouvoirs dispensés du contreseing du
Premier ministre c’est un signe supplémentaire de la dimension
nouvelle donnée à la notion d’arbitrage, si nouvelle qu’elle
déborde sur celle de garant.
c) Le garant
C’est
la version extérieure de l’arbitrage.
[18] En effet, l’article 5 fait du Président de la République
« le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité
du territoire et du respect des traités ». Il s’agit donc
bien du double domaine « éminent » de la politique
étrangère et de la défense nationale. Ici encore on peut constater
que sous les Républiques précédentes le Président avait un droit
de regard particulier sur ces secteurs, mais la Ve
va pousser beaucoup plus loin ce qui n’était qu’une ébauche.
[19]
Pour
être un garant, il faut des moyens : on ne peut en ce domaine
crucial, se contenter de mots. Or ces moyens existent : il
s’agit en tout premier lieu de l’article 16. Sa rédaction
reprend mot pour mot ceux de l’article 5. Pour garantir
« l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire
et du respect des traités » le Président peut ainsi disposer
de pouvoirs quasiment illimités, il peut exercer une véritable
dictature ! Mais cet article n’a été conçu que pour des
circonstances manifestement exceptionnelles. De manière plus
générale, il peut être un garant dans la mesure où il dispose
d'instruments diplomatiques et militaires. L’article 15 fait de lui
le chef des armées et en vertu de l’article 52 il négocie et
ratifie les traités ce qui le pose en chef de la diplomatie d’autant
plus que selon l’article 14 « il accrédite les
ambassadeurs ». La disposition de ces différents instruments
le pousse à aller plus loin : pour garantir l’indépendance
et l’intégrité du territoire ainsi que l’exécution des traités
le mieux est sans doute de déterminer les politiques dans ces
secteurs. Et c’est ainsi que s’est constitué ce que l’on a
appelé au début de la Ve le domaine réservé. L’on
passe ainsi insensiblement de l'aspect institutionnel de la fonction
présidentielle à l'aspect politique, de l'arbitre au
capitaine
ii – Mais, Une fonction surtout politique
« La
Constitution définit le rôle du chef de l'Etat comme étant celui
d'un arbitre. Sans doute, est-ce là une erreur de conception. Dans
le monde moderne faire du chef de l'Etat un arbitre, c'est le
condamner à un rôle inactif : s’il veut exercer une fonction
politique, il doit assumer bel et bien la responsabilité de
l'Exécutif. » [20]
C’est bien là ce qui s’est passé pendant de nombreuses
années, tant que les majorités ont coïncidé. En période de
cohabitation la situation est plus complexe, mais le Président
continue de jouer un rôle politique.
A – En période de concordance des majorités
Durant
cette période, le Gouvernement procède du Président de la
République et comme ce dernier préside le Conseil des ministres, on
peut parler d’un gouvernement présidentiel. Si l’on en arrive à
cette extrémité c’est parce que les pouvoirs du Gouvernement
remontent vers le Président et que celui-ci exerce pleinement les
pouvoirs partagés.
a) L’usurpation
des pouvoirs du Gouvernement
Le
Président de la République a très vite dépassé son statut
d’arbitre. Pour le général de Gaulle, le Président de la
République est en effet non seulement le chef de l’Etat mais aussi
le guide de la France.
[21] Pour Georges Pompidou, il est « à
la fois arbitre et premier responsable national »
[22] Valéry Giscard d’Estaing quant à lui déclarait :
« Il y a deux fonctions dans ce personnage. Il y a un …garant
des institutions, protecteur des libertés des français. Et il y a
quelqu'un qui représente du fait de son élection, l'application
d'une certaine politique… » [23]
Enfin François Mitterrand affirmait « C'est une fonction à
la fois d'autorité et d'arbitrage ».
[24]
On
le voit tous les Présidents ont conçu leur fonction de manière
extensive même s’ils ont utilisé des mots différents. A côté
de l’arbitre ou de manière plus générale à côté de la
fonction que définit l’article 5 tous les Présidents se sont
reconnus une fonction plus politique qui consiste dans le choix
d’options politiques.
En
d’autres termes, les différents Présidents ont additionné
l’article 5 et l’article 20. Selon ce dernier article, c’est le
Gouvernement qui « détermine et conduit la politique de la
Nation » or, les Présidents ont tendance à déterminer
eux-mêmes la politique de la Nation, à se substituer au
Gouvernement dans ce qu’il faut bien appeler la fonction
gouvernementale. François Mitterrand ne déclarait-il pas :
« La politique de la France, je l’ai moi-même définie et
(…) elle est conduite sous mon autorité »
[25] Or la fonction gouvernementale ne consiste pas seulement
dans l’orientation de la politique du pays, elle englobe au sens
large et selon des auteurs comme Georges Burdeau la maîtrise de la
production législative.
[26] Ainsi tous les Présidents sont-ils intervenus dans le
processus législatif en lieu et place du Gouvernement. La
Constitution, et notamment son titre V, fait du Gouvernement celui
qui a la haute main sur l’élaboration des lois. Bien sûr là
encore la substitution n’est pas totale, le Président de la
République se contentant d’intervenir dans des circonstances qu’il
juge importantes. C’est ce qui a permis à Jean Gicquel ou Philippe
Ardant de parler de Président-législateur
[27] .
A
l’origine de ce phénomène, on trouve une conception extensive de
la notion d’arbitrage : on passe de l’arbitre au capitaine
[28] . De plus, le fait d’être le garant de l’indépendance
et de l’intégrité du territoire amène inévitablement le
Président de la République à déterminer la politique dans les
domaines de la défense et des relations extérieures.
Mais
par-dessus tout c’est l’élection du Président au suffrage
universel direct qui va entraîner cet élargissement de la
fonction présidentielle. Comme l’a écrit le doyen Vedel :
« La position d’un candidat qui ne promettrait que
l’arbitrage au sens faible est sans avenir »
[29] .
C’est ce que constatera à ses dépends Alain Poher lors de
l’élection de 1969. L’onction populaire ne peut que
conduire au développement des prérogatives présidentielles. C’est
là un phénomène quasiment mécanique que l’on a pu vérifier au
lendemain des élections présidentielles de 1988 et de 1995.
François Mitterrand comme Jacques Chirac avaient annoncé avant leur
élection qu’ils exerceraient une présidence plus modeste. Or il
n’en a rien été dans un cas comme dans l’autre.
Si
les français élisent un Président c’est évidemment pour qu’il
applique le programme politique qu’il a défendu pendant la
campagne électorale. C’est ce que reconnaissait Georges
Pompidou : « Le référendum d’octobre 1962 a
consacré non seulement l’élection du Président de la République
par la nation tout entière, mais du même coup, la confirmation des
pouvoirs dont dispose le Président pour orienter la politique de la
France »
[30]
Enfin,
c’est la coïncidence de la majorité présidentielle et de la
majorité parlementaire qui permet au Président de capter une grande
partie de la fonction gouvernementale bref de déterminer la
politique de la Nation sur la base des ses propres options défendues
et confirmées par le peuple lors de l’élection présidentielle.
Par l’intermédiaire du Premier ministre il dirige la majorité et
devient ainsi non seulement le Chef de l’Etat mais aussi le
véritable chef du Gouvernement. Comme le rappelle Jean Gicquel, « En
vertu d'une solidarité partisane, teintée d'allégeance et de
compagnonnage, le Gouvernement et la majorité parlementaire mettent
leurs attributions à la disposition du chef de l'État en vue de
réaliser son programme.»
[31]
b) Le plein
exercice des pouvoirs partagés avec le Gouvernement
Non
content de se substituer au Gouvernement dans l’exercice de ses
pouvoirs les plus importants, le Président de la République exerce
pleinement les pouvoirs que la Constitution partage entre les deux
têtes de l ‘exécutif.
Deux techniques
permettent le partage des pouvoirs du Président de la République.
La première est la plus connue, il s’agit du contreseing, il est
prévu par l’article 19 de la Constitution. Instrument traditionnel
en régime parlementaire le contreseing des actes présidentiel par
le chef du Gouvernement permet à ce dernier d’exercer en réalité
les pouvoirs que la Constitution reconnaît nominalement au Président
de la République. Or en raison de son élection au suffrage
universel, les pouvoirs ne sont plus nominaux, mais réels. Il les
exerce pleinement. Le contreseing lui est acquis d’avance, le
contreseing est un dû
[32] : quel Premier ministre pourrait le lui refuser
puisque politiquement parlant le chef du Gouvernement voit dans le
Président de la République son chef ! Si le Premier ministre
n’est pas d’accord, c’est à lui de céder et non l’inverse.
C’est d’ailleurs ce que reconnaissait Jacques Chaban-Delmas :
«que serait ce Premier ministre qui s'accrocherait à son poste, qui
se dresserait contre le chef de l'Etat ? Ah ce serait un triste sire!
».
[33] Et quand quelques mois plus tard le Président décidera de
se séparer de son Premier ministre, malgré la confiance que
l’Assemblée nationale lui avait votée quinze jours plus tôt,
Jacques Chaban-Delmas démissionnera, comme démissionneront bon
nombre d’autres Premiers ministres. Ainsi, est-ce le Président de
la République qui dispose pleinement du pouvoir de nomination des
ministres. La plupart des Présidents ont imposé à leurs Premiers
ministres un certain nombre de ministres qu’ils n’auraient pas
choisi eux-mêmes. Le pouvoir de nomination des hauts fonctionnaires,
ceux dont les postes sont pourvus en Conseil des ministres,
appartient ainsi pour les mêmes raisons au Président de la
République.
De même la
proposition préalable, autre technique de partage, sera sollicitée
par le Président de la République et bien sûr obtenue
devenant une simple formalité. Ainsi, le référendum de l’article
11 est-il décidé par le Président de la République seul, le
décret l’instituant n’étant pas contresigné. Mais, c’est
« sur proposition du Gouvernement pendant la durée des
sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées »
que le Président prend sa décision. Or cette proposition de
référendum a toujours été des plus formelles. Le général de
Gaulle et Georges Pompidou, annonçaient aux français leurs
intentions référendaires avant la proposition officielle du
Gouvernement. Par cette pratique le Président « s’octroie…
un pouvoir entier »
[34]
Le
Président de la République ajoute donc à ses pouvoirs propres, les
pouvoirs usurpés du Gouvernement et les pouvoirs partagés qui ne le
sont plus. Il devient un « monarque républicain »
puisqu’il concentre entre ses mains presque tous les pouvoirs et ce
parce qu’il est élu par le peuple et qu’il s’appuie sur la
majorité de députés que lui donne le peuple.
B – En période de cohabitation
En
période de cohabitation la situation est différente
[35] . La fonction institutionnelle reste bien sûr intacte
puisqu’elle se fonde exclusivement sur l’article 5 de la
Constitution. Par définition elle ne donne au Président que des
prérogatives exceptionnelles : la nomination du Premier
ministre, la dissolution etc.… Mais le fait que le Président de la
République soit le garant de l’indépendance nationale et de
l’intégrité du territoire lui confère des responsabilités en
matière de défense et de politique étrangère. Plus précisément
le Président peut ainsi empiéter sur la fonction politique en
opérant des choix dans ces deux secteurs. Certes l’accord
avec le Premier ministre est nécessaire.
Pour
le reste de la fonction politique la situation est plus délicate. En
effet, le Président élu pour mettre en œuvre certaines options,
voit ces options remises en cause par une majorité de français, il
est vrai à l’occasion d’élections législatives. Il n’empêche
qu’ainsi le Président de la République, de chef de la majorité
devient le chef de l’opposition. Ainsi exerce-t-il simplement sa
faculté d’empêcher et ce que l’on peut appeler sa fonction
tribunitienne.
a) La faculté
d’empêcher
Lorsqu’il
y a cohabitation, les pouvoirs partagés du Président de la
République le sont réellement. Chacun des protagonistes disposant
en effet d’une légitimité populaire quasiment équivalente. Le
Premier ministre de la cohabitation n’est certes pas directement
élu au suffrage universel. Mais, en raison du phénomène
majoritaire il est dans une position voisine de celle du Premier
ministre britannique : lors des élections législatives qui ont
amené la cohabitation il était le chef d’une coalition de partis
se présentant unis devant les électeurs et leur proposant une
plate-forme politique. La victoire de cette coalition transforme son
chef en Premier ministre. Et c’est ainsi, que Jacques Chirac, puis
Edouard Balladur et dernièrement Lionel Jospin ont quasiment été
élu Chef du Gouvernement. Porteur d’une légitimité qu’il ne
tient plus du Président de la République, le Premier ministre ne
procède plus du Chef de l’Etat. Son contreseing au bas des décrets
présidentiels n’est plus un dû. Quant au Président de la
République, s’il n’est plus le chef de la majorité
parlementaire il conserve sa légitimité populaire du fait de son
élection qui reste acquise. Ses pouvoirs restent donc réels et non
pas nominaux. Ainsi se trouve-t-on dans une situation où chacune des
« têtes de l’exécutif » disposant d’une
légitimité équivalente peut empêcher l’autre d’agir. Mais,
comme ce sont le Gouvernement et le Premier ministre qui désormais
déterminent la politique de la nation, du moins dans sa version
intérieure, ce sont eux qui sont les éléments moteurs, ce sont eux
qui sont demandeurs et par conséquent c’est le Président de la
République qui dispose d’un véritable droit de veto. C’est la
faculté d’empêcher
[36] .
François
Mitterrand l’a plusieurs fois mise en œuvre en refusant de signer
les ordonnances ou en s’opposant à la nommination de deux
ministres ou encore à celle de hauts fonctionnaires. Jacques Chirac
est semble-t-il allé beaucoup moins loin en ce domaine, c’est la
cohabitation tranquille.
b) La fonction
tribunitienne
Cette
même légitimité populaire permet au Président de la République
de se prononcer sur les projets du Gouvernement, de les critiquer,
bref de gêner le Premier ministre sur un plan politique. C’est la
capacité de nuire ou encore l’exercice de la fonction
tribunitienne. Là aussi François Mitterrand a su aller très loin.
Jacques Chirac quant à lui a souvent critiqué les choix économiques
et sociaux du Gouvernement Jospin qu’il s’agisse des 35 heures ou
de la pression fiscale.
Toutefois
pour donner des contours plus positifs à cette fonction politique le
Président de la République a été amené à mettre en avant et à
développer le thème de la modernisation de la vie politique
qui se situe dans le prolongement de son rôle institutionnel mais
qui empiète sur la sphère des choix politiques et qui permet de
contrer le Gouvernement.
Etre
le chef de l’opposition ne consiste pas simplement à
s’opposer, encore faut-il diriger les forces politiques qui
s’opposent au Gouvernement. C’est la partie la plus délicate et
la plus contestée du rôle du Président.
Pour
cela il faut que le Président de la République devienne le chef de
l’opposition parlementaire ou du moins qu’il soit la référence
commune et unique des partis de l’opposition parlementaire. La
jonction de la majorité présidentielle et de la majorité
parlementaire n’a pas toujours été facile sous la Cinquième en
période de concordance des majorités. Elle était cependant
facilitée par l’existence du Premier ministre. En période de
cohabitation la jonction de l’opposition parlementaire et du
Président de la République est des plus délicates pour plusieurs
raisons. D’abord il n’y a pas de « contre-Premier
ministre » ou plutôt ils sont multiples et de plus ce sont les
partis de l’opposition qui les choisissent. Non désignés par le
Président mais élus par leurs pairs et leurs compagnons, ceux-ci,
et surtout celui issu du parti du Président se posent
progressivement en adversaires potentiels plutôt qu’en boucliers.
C’est ce qui explique les relations tendues entre Jacques Chirac et
Philippe Séguin ainsi que la démission de ce dernier. Ensuite les
partis ont eu tendance à s’affranchir de toute autorité.
Ils ont été rebutés par le rôle de partis du Président. Sans le
contrôle et l’appui de l’opposition parlementaire le Président
de la République ne peut, en période de cohabitation, espérer
remplir pleinement sa fonction politique. C’est pourquoi
celui-ci a entamé récemment une véritable tournée
pré-électorale. Il a rencontré les différents partis de
l’opposition au Sénat d’abord où ses appuis sont les plus forts
puisque l’opposition y est majoritaire, à l’Assemblée
nationale ensuite. Il est ainsi désormais reconnu par ces
partis comme leur référence commune.
Pendant
de nombreuses années, on a expliqué la position dominante du
Président de la République par le fait qu’élu au suffrage
universel, il s’appuyait sur une majorité de députés dévoués,
ce que l’on a appelé la concordance des majorités ou encore le
phénomène majoritaire à la française. Cette situation lui a
permis d’ajouter à sa fonction purement institutionnelle, une
fonction politique très large. Avec la cohabitation on a redécouvert
l’article 5 et de manière générale la Constitution comme source
du pouvoir présidentiel ce qui a permis d’insister sur la fonction
institutionnelle qui jusqu’alors avait été masqué. Mais assez
vite on a pu constater que la fonction politique du Président ne
disparaissait pas pour autant, son élection par le peuple lui
permettait non plus de jouer un rôle de chef de majorité mais au
contraire celui de chef de l’opposition. En définitive la
ressource principale du Président sous la Ve République
reste liée aux forces politiques, la ressource constitutionnelle
demeurant secondaire.
Raymond
FERRETTI, Maître de conférences de droit public à l’Université
de Metz
Institut
droit et économie des dynamiques en Europe (ID2)
Notes :
[1]
Jean-Marie Colombani « Le résident de la République »
Stock 1998
[3]
Georges Burdeau « La conception du pouvoir
dans la Constitution française du 4 octobre 1958» RFSP 1959
pp. 87 et s.
[4]
Charles de Gaulle Discours prononcé à Bayeux le 16 juin 1946
voir le texte dans Yves Guchet et Jean Catsiapis « Documents
politiques et constitutionnels » Ellipses
1994 p.108-110
[5]
Idem
[6]
Georges Burdeau « La conception du pouvoir
dans la Constitution française du 4 octobre 1958» loc. cit.
[7]
Sur cette théorie on consultera Jean-Louis Quermone et
Dominique Chagnollaud « Le gouvernement de la France sous la
Ve
République » 4e
édition Dalloz 1991 p 586 et s. ; J.-L Quermone « La
notion de pouvoir d’Etat et le pouvoir présidentiel sous la Ve
République » dans « Itinéraire. Mélanges en l’honneur
de Léo Hamon, Economica 1984 ; Association française des
constitutionnalistes « Le pouvoir et l’Etat dans
l’œuvre de Georges Burdeau ; Jean-Marie Denquin « Georges
Burdeau et le pouvoir d’Etat dans la Constitution de
1958 » Droits n°14, 1991.
[8]
Jean-Marie Denquin op. cit.
[9]
Georges
Burdeau op. cit.
[10]
Benjamin Constant « Principes de politique applicables à
tous les gouvernements représentatifs »1815 cité d’après
l’édition de La Pléiade NRF 1957 p. 1078 et s. A.
Prévost-Paradol quelques années plus tard précisait dans la
même voie : « Ce surveillant général de l’Etat
doit rester l’arbitre des partis et n’appartenir à aucun. Il ne
doit montrer de préférence pour aucun ministère…..enfin et
surtout il ne perdra jamais de vue la nation, juge définitif des
majorités et des ministères» La France nouvelle 1868 cité
d’après l’édition des classiques de la politique sous la
direction de Pierre Guiral, Garnier 1981 p. 203
[11]
Voir Philippe Ardant « L’article 5 et la fonction
présidentielle » Pouvoirs n° 41, 1987.
[12]
Maurice Duverger « Le système politique français »
PUF 1985 p.259
[13]
Sur les différentes conceptions de l’arbitrage on consultera
notamment Jean Gicquel « Essai sur la pratique de la Ve
République » LGDJ 1968 p. 62 et s ; Jean–Louis Debré
« Les idées constitutionnelles du général de Gaulle »
LGDJ 1974 p. 165 ; Jean Massot « La présidence de
la République en France» NED n° 4343-4347 ; 1976 p. 108
et s. ainsi que « L’arbitre et le capitaine »
Flammarion 1987
[14]
Jean–Louis Debré idem
[15]
Charles de Gaulle Discours de Bayeux op. cit.
[16]
Idem
[17]
Idem
[18]
Voir P. Ardant op. cit.
[19]
Voir J. Massot op. cit. p. 37
[20]
Albin Chalandon cité par Jean Gicquel op. cit. p.22
[21]
Allocution télévisée du 29-9 1962
[22]
Conférence
de presse du 10-7-1969
[23]
Conférence
de presse 17-1-1977
[25]
Libération 10 mai 1984
[26]
Georges Burdeau, Francis Hamon, Michel Troper « Droit
constitutionnel » LGDJ 23e
ed. 1993 p.147
[27]
Jean Gicquel « Droit constitutionnel et institutions
politiques » Montchrestien 1993 12e
édition p.590 et Philippe Ardant «Institutions politiques et droit
constitutionnel » LGDJ 6e
édition p. 493
[28]
François Mitterrand déclarait en 1978 « On ne peut être
à la fois arbitre sur le terrain et capitaine d’une équipe »
L’année politique 1978 p. 15
[29]
Georges Vedel « Le pari de la succession » La Nef
1968 p. 145 cité par Jean Massot « Alternance et
cohabitations sous la Ve
République » Les études de la documentation française 1997
p.69
[30]
JO, Débats A.N. séance du 24 avril 1964, p .950
[31]
Jean Gicquel « Droit constitutionnel et institutions
politiques » Montchrestien 1999 16e
édition p. 544
[32]
« L’allégeance normale des ministres, et du premier
d’entre eux, au chef de l’Etat.ôte toute signification, autre
que formelle, à la règle du contreseing qui est un dû »
V.E. Langavant : « Le contreseing des actes du Président
de la République » AJDA 1960, I p. 50
[33]
Discours prononcé devant l'Assemblée nationale le 15
octobre 1970
[34]
Jean Gicquel “Droit Constitutionnel et institutions
politiques”, Montchrestien 15 e
édition 1997 p.584
[35]
Sur la cohabitation on consultera notamment la revue Pouvoirs n°
91-1999, Jean Massot « Alternance et cohabitation sous la
Ve ».
La documentation française. 1997. P. 110, Christiane Gouaud « La
cohabitation » Ellipses 1996, Marie-Anne Cohendet « La
cohabitation, leçons d’une expérience » PUF 1993, Maurice
Duverger « Bréviaire de la cohabitation » PUF 1986
[36]
Patrick Auvret « La faculté d’empêcher du
Président de la République » RDP 1986 p. 141et s.
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